À propos de l’artiste






Entretien avec Denis Rodella ou "L’Art Numérique au Cœur des Symétries"

- Votre travail artistique repose sur une fascination semble-t-il pour les symétries et les figures circulaires. D’où vous vient véritablement cette passion ?
- Depuis toujours, j’ai été attiré par tout ce qui s’organise autour d’un centre. Les symétries m’ont toujours paru fondamentales, non seulement dans l’art, mais aussi dans la nature et même dans notre inconscient. Mais c’est véritablement lors d’un voyage en Italie, lorsque j'avais dix-huit ans, que j’ai eu une révélation artistique. J’ai été bouleversé par la richesse picturale, architecturale et sculpturale que l’on y trouve à chaque coin de rue.



- Vous êtes autodidacte. Comment avez-vous développé votre art au fil des années ?
- Dès mon retour d’Italie, j’ai commencé à lire toutes les Histoires de l'art qui me tombaient sous la main. Deux auteurs m'ont particulièrement marqué Élie Faure et René Huyghe. Le premier par son lyrisme et sa vision de l'art liée au climat, au paysage et même jusqu’à la nourriture qui influencent pour lui le style artistique, le second par sa démonstration au fil de ses livres qu'art et nature ne font qu'un.
- Mais vous, comment ça vous a pris de dessiner ce qu'on pourrait appeler des mandalas ?
- J'ai préféré le concept mathématique de Fractales, car je trouvais le mot mandala trop connoté. Sinon ça s'est fait en deux temps. À l’aube de mes vingt-cinq ans, une simple pierre jetée dans l’eau déclencha chez moi une révélation que je dirais mystique. Les cercles concentriques formés à la surface et qui allaient s’élargissant à l’infini, pour finir par disparaître agirent comme un révélateur de la structure profonde de l'univers.
 « Et si le centre était partout et la circonférence nulle part ? »


Et puis quelques temps après alors que je m'apprêtais à être père, j'ai senti le besoin de prendre une feuille et partant du centre de dessiner des formes répétitives et symétriques. Et depuis ce jour, je n'ai eu de cesse de créer des formes circulaires.
- Lorsqu'on parcourt votre travail on y trouve une grande diversité.
- C'est vrai que j'aime à explorer différentes formes artistiques, sans jamais me limiter à un seul style. J’ai d’abord travaillé avec des techniques classiques comme la peinture et le collage. Puis, il y a quelques années, je suis passé à l’art numérique, ce qui a complètement libéré mon processus créatif. En un an seulement, j’ai réalisé plus de 300 tableaux numériques.
- Comment s'est fait ce passage au numérique ?
- Déjà parce qu'il faut vivre avec son temps mais aussi parce que cette technologie m’a permis d’aller plus loin, plus vite. Elle m’a offert une liberté inédite pour explorer les symétries et les motifs fractals qui me fascinent.


   
- Vous évoquez souvent la nature comme source d'inspiration. En quoi influence-t-elle votre travail ?
- L’observation du vivant est essentielle pour moi. J’ai toujours eu la conviction que l’art et la biologie, la nature et le bon sens, cette fameuse sagesse du berger sont intimement liés à l'intuition du beau ! Ernst Haeckel, par exemple, que j'ai découvert sur le tard était à la fois scientifique et artiste. Il a illustré avec une précision fascinante les structures symétriques des méduses et des micro-organismes. Son travail m’inspire profondément.

   
- Parlez-nous de ce naturaliste proche de Darwin qui a le premier utilisé ce mot écologie qui est si cher à notre époque.
- Oui avec plaisir : Haeckel, profitant du développement du microscope, fut le premier à étudier les méduses, les radiolaires et maintes micro-organismes. Tout autant artiste que savant, il se mit en tête de représenter ce qu’il voyait, illustrant l’impressionnante beauté du monde biologique.
Fasciné, il écrira : "Jamais je n'oublierai le ravissement qui me saisit lorsque j'observai pour la première fois la première Tiara et la première Irene, la première Chrysaora et la première Cyanea et que je tentai de reproduire leurs sublimes formes et couleurs avec mon pinceau de jeune étudiant de vingt ans."




- Vous m'avez parlé d'un don particulier qu'il avait...
- Oui il avait cette faculté incroyable de dessiner de l’œil droit tout en gardant l’œil gauche sur la lentille du microscope, il avait cette capacité de retranscrire en images et en un temps record ce qu'il observait.
Un de ces livres, Formes artistiques de la nature parut en 1904, connu une célébrité particulière et eut un impact aussi bien sur le monde scientifique, qu'artistique de l'époque.
Max Schultze, un anatomiste réputé écrivait à propos de ce livre que c'était le plus bel ouvrage scientifique en lien avec l'art qui soit sur les animaux inférieurs... et qu'il ne savait pas ce qu'il devait admirer le plus : la nature qui créa une telle diversité et beauté des formes ou la main du dessinateur qui sut transposer ces merveilles sur papier."


   
- Il me semble que votre oeuvre dépasse l'opposition entre art traditionnel et art contemporain. Comment analysez-vous ce fait ?
- Mon travail essaye d'échapper aux deux écueils de l’art moderne, qui tend soit vers le chaos, soit vers l’anecdotique. Je pense qu'on a assez déconstruit, même si Picasso et d'autres ont eu le génie de le faire en leur temps, et que désormais il faut reconstruire et redonner sens et beauté à la créativité. Pour l'anecdote, lorsque j'ai fait imprimer pour la première fois certains de mes tableaux, instinctivement je les ai mis dans un environnement naturel. Pour voir si ça faisait le poids et surtout si ça s'intégrait.


- Ça m'évoque un autre artiste qui vous est cher, Pierre Soulages.
- Oui tout à fait ! Sa démarche à Conques a été d'intégrer les vitraux à l'architecture romane et non pas de faire quelque chose de choquant, criard et anachronique comme certains contemporains que la modernité adule aime faire.
- c'est aussi faire preuve d'humilité.
- Oui, dans l'homme Soulages, c'est ce qui me plaît par dessus tout ! C'est quelqu'un d'incarné et qui est au contact de la matière. C'est un artisan dans l'âme.
- Je vais vous provoquer mais vous pour le coup, c'est du pur virtuel.
- Certes, mais les formes naturelles et ancestrales qui m'inspirent sont là pour ne pas me déconnecter et surtout me rendre humble au plus au point.



   
- Vous entretenez également un lien fort avec Carl Gustav Jung, spirituellement s'entend. Quel rôle joue-t-il dans votre réflexion artistique ?
- Jung a été une découverte fondamentale pour moi. Comme une « Présence » ! Comme lui, j’ai souvent vécu des coïncidences troublantes qu’il appelle synchronicité. Et j’ai trouvé chez lui cette même fascination pour les figures circulaires. Je crois que c’est dans Ma vie qu’il écrit :
« Comme je l’ai dit, le mandala signifie “cercle”. Il existe d’innombrables variantes de ce motif, mais elles sont toutes basées sur la quadrature du cercle. Leur motif fondamental est l’intuition d’un centre de la personnalité, un point central dans la psyché auquel tout est lié, par lequel tout est organisé, et qui est lui-même une source d’énergie. »
- Et qu’entendez-vous par « Présence » ? Vous m’avez raconté une anecdote assez troublante…
Oui, j’étais tout jeune marié et en pleine lecture de Ma vie. Et je lisais entre autre un de ses rêves initiatiques où il descend dans une crypte, il tombe sur un phallus géant et vivant et en déplaçant une pierre ronde au sol du sang jailli. Abandonnant ma lecture très terrifiante et glauque, l’heure était venue de boire l’apéro. Ma jeune femme propose qu’on goûte une vieille bouteille de rosé pétillant qui trainait sous l’évier. Et je vous le donne en mille, de la bouteille sort un flot comme lors des victoires de grand prix de formule 1 !!!
- Jung était rentré dans votre vie !
- Oui et je retourne régulièrement lire son autobiographie si pleine de coïncidences troublantes et d’intuitions des êtres ou des lieux… Dans lesquels je me retrouve, ma vie étant remplie de hasards signifiants.
- À l’instar d’un André Breton, le grand prêtre du surréalisme.
- Oui Nadja m’a bouleversé à la même époque aussi. Enfin ne nous égarons pas et pour finir avec cette "Présence" qu'il incarne pour moi, j'en veux pour preuve cette photo de Jung à son bureau que vous pouvez voir dans ma bibliothèque et qui m'accompagne depuis une quarantaine d'années.



- Vous m'avez dit l'avoir découvert juste après vous êtes mis à dessiner.
- Oui, découvrant son autobiographie écrite à la fin de sa vie, j’ai appris qu’il dessinait spontanément des figures circulaires, des mandalas tous les matins, pour comprendre son propre inconscient.
- Quel bel exemple de synchronicité !
- Oui ! Il y voyait un reflet du Soi, un centre psychique organisateur. Cette révélation est tombée à un moment où je menais moi-même des recherches sur les symétries naturelles et culturelles, animales et technologiques. J'épluchais les encyclopédies pour remarquer la symétrie partout : des premiers moteurs d'avion aux flocons de neige, en passant par les rosaces gothiques ou les toiles d'araignées, ces grandes architectes innées. Dans tous les domaines on retrouvait cette mathématique souterraine à l'œuvre.


- Pensez-vous que la contemplation de ces formes agencées autour du centre et leurs symétries ont un effet sur l'esprit ?
- Indéniablement. En explorant les formes fractales et les symétries, je cherche à toucher à quelque chose de fondamental, une sorte de langage esthétique intemporel. Comme Jung avec ses mandalas, j’ai le sentiment que mon travail est une manière de cartographier une part invisible de notre réalité. Mon but est d’inviter les spectateurs à voir autrement, à ressentir une connexion entre le microcosme et le macrocosme, entre l’intime et l’universel.


- Une dernière question : Jung disait de son travail sur les mandalas « Je savais que j’avais atteint la découverte ultime à laquelle il me serait donné de parvenir. » Ressentez-vous la même chose ?
- (Rires) Pas encore... Chaque œuvre est une exploration, une nouvelle étape dans ma recherche. Peut-être qu’un jour, j’aurai aussi cette certitude. Mais pour l’instant, je prends ça comme un jeu, curieux de voir le résultat lorsque j'assemble divers éléments. Car il ne faut pas non plus se prendre trop au sérieux. Et je continue d’explorer, avec toujours cette même fascination les symétries et les mystères qu’elles recèlent.




Entretien recueilli par Jean Leclair en mars 2024.